Cordes en boyau ou en métal, archets courbes et droits, techniques de jeu de plus en plus sophistiquées : ces deux concerts attestent de l’extrême malléabilité du quatuor à cordes comme de sa résistance aux esthétiques les plus diverses et parfois les plus éloignées. Les programmes soulignent par ailleurs l’importance du genre en France malgré une histoire souvent contrariée. Plusieurs milliers de quatuors sont en effet publiés à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nombreux sont alors les compositeurs qui y font éditer leurs œuvres, qu’ils soient français ou étrangers. Cette popularité résulte d’un cercle vertueux : une facture instrumentale en plein essor, des éditeurs actifs, un public demandeur de nouveautés, une école de violon réputée dans toute l’Europe, une multiplication des lieux de diffusion : à la cour, dans les palais aristocratiques ou les demeures bourgeoises.
Paris n’est pas seulement une ville où l’on diffuse le quatuor, c’est aussi une capitale où l’on forme et où l’on vient se former. Jeune professeur au Conservatoire nouvellement créé, Hyacinthe Jadin laisse une œuvre de grand intérêt malgré sa mort précoce à l’âge de vingt-quatre ans. Son Quatuor en mi bémol majeur, publié en 1796, reflète l’influence de Haydn par le travail délicat sur les motifs et la dramaturgie soignée. Un « Largo » introductif révèle dès les premiers instants la haute qualité de l’écriture : le contrepoint élaboré, le souci constant de varier les harmonies, la présence de dissonances expressives, la variation d’un même élément présenté sous des éclairages différents. L’atmosphère grave et recueillie des premières mesures est brisée par un « Allegro » enchaîné sans césure, marqué par l’économie de la matière et la finesse du travail concertant. Le mouvement lent emprunte son dessin principal au second thème du premier mouvement avant que le menuet n’apporte quelque contraste par son lien stylisé avec la danse. Le finale est quant à lui dominé par les appels du violon, les chromatismes et les reformulations constantes du thème principal.
Si Jadin enseigne le piano, Juan Crisóstomo de Arriaga arrive dans la capitale afin d’étudier le violon dans la classe de Pierre Baillot. Enfant prodige originaire de Bilbao, il entend surtout approfondir l’art de la composition. Il rédige ses trois quatuors à cordes en l’espace de quelques semaines et les fait publier en 1824 avant de mourir deux ans plus tard, à l’âge d’à peine vingt ans. Son Quatuor no 2 en la majeur retient l’attention par sa fraîcheur et sa candeur empreinte parfois de gravité. Le premier mouvement charme par sa simplicité : des mélodies aisément mémorisables, des répliques échangées avec insouciance et élégance, un tissu clair, essentiellement diatonique. L’« Andante » présente un thème de nature vocale suivi de six variations individualisées par le tempo, l’opposition du majeur et du mineur, l’écriture en pizzicati ou les hachures de silence. Le « Menuet » offre une brève halte avant un finale fondé sur des humeurs tour à tour exaltées ou dépressives. Dans le Quatuor no 3, le ton se fait fréquemment anxieux ou pathétique en raison des unissons sévères, des rythmes pointés, des harmonies acides et des césures abruptes. La « Pastorale » est probablement le volet le plus surprenant par ses deux passages assombris où dominent les trémolos et les dissonances. Le « Menuet » conserve à son tour quelques traces de fébrilité avant l’apaisement apporté par une courte valse sise au cœur du mouvement. Le finale prolonge cette opposition de l’ombre et de la lumière, en adoptant un ton tour à tour enjoué ou fuligineux.
Formation abondamment illustrée à la fin du XVIIIe siècle, le quatuor donne lieu à un étonnant paradoxe quelques décennies plus tard. Si les sociétés de musique de chambre pullulent, les compositeurs se détournent étrangement du genre, à quelques exceptions près, tels George Onslow, Théodore Gouvy ou Adolphe Blanc, dont les œuvres ne se sont guère imposées. Les grandes carrières passent alors par la scène — l’opéra, la danse, le théâtre — ou par la virtuosité. Il faut attendre la fin-de-siècle pour assister à un nouvel essor… et observer un nouveau paradoxe : bien que le quatuor soit défini comme genre représentant la quintessence de la musique de chambre, il demeure quelque peu délaissé, tout du moins en France. Édouard Lalo, César Franck, Gabriel Fauré, Ernest Chausson, Claude Debussy ou Maurice Ravel n’en écrivent qu’un, Camille Saint-Saëns deux — à la fin de sa vie qui plus est, comme Franck ou Fauré. Pour ces trois auteurs, la formation devient le réceptacle d’une pensée créatrice parvenue à son plein épanouissement, voire à son terme.
Le Quatuor en ré majeur de César Franck est achevé le 10 janvier 1890, quelques mois avant la mort du musicien. Il révèle une structure affinée où les architectures semblent s’interpeler les unes les autres. L’introduction lente anticipe la forme à venir du premier mouvement, un « Allegro » qui préfigure à son tour les structures ternaires du « Scherzo » et du « Larghetto ». Le finale, lui, fait office d’espace mnémonique en faisant entendre des réminiscences des mouvements antérieurs. La densité du tissu, la rigueur contrapuntique, l’absence de repos harmonique ou thématique inscrivent l’ouvrage dans une filiation germanique tout en montrant quelque rapprochement avec la symphonie.
Dédié au violoniste Eugène Ysaÿe, le Quatuor no 1 de Saint-Saëns marque un attachement à la tradition en conservant la structure quadripartite, les architectures habituelles et l’écriture « sur mesure » telle qu’on la pratiquait à l’époque classique et qui permet ici de confier au dédicataire des notes périlleuses dans le registre supérieur. Les climats se renouvellent continûment, à l’image de l’introduction nostalgique du premier mouvement, du discours fiévreux de l’« Allegro », du caractère haletant du « Scherzo », de l’atmosphère mélancolique de l’« Adagio » et du volet nerveux et animé qui couronne l’ensemble. Le Quatuor de Gabriel Fauré, enfin, est entrepris au mois de septembre 1923, alors que le musicien, devenu sourd, mène une existence traversée de moments noirs, durant lesquels il en vient parfois à souhaiter sa propre mort. L’« Andante », le premier mouvement achevé, donne à l’œuvre ses nuances douces et méditatives, inscrivant l’opus dans un même climat intimiste qui réfute les sommets violents comme les contrastes abrupts. La concision formelle, la palette sombre, le caractère égal des thèmes et l’épure de la matière seulement irisée par les couleurs modales et le raffinement contrapuntique instaurent des teintes automnales particulièrement émouvantes.
Daté de 1997, le Quatuor no 4 de Pascal Dusapin se réfère à Samuel Beckett, grâce à une courte citation notée à la fin de la partition et qui souligne la dimension temporelle de l’ouvrage. Constituée d’un seul mouvement, l’œuvre propose une trajectoire accidentée, fondée sur la sinuosité et le choc. La forme s’organise autour d’objets qui se fissurent, se désagrègent puis se recomposent tandis qu’apparaissent de nouveaux obstacles au sein d’une tension permanente. Les instruments démarrent à l’unisson, travaillent la même idée, puis se divisent, se détournent les uns des autres et se réunissent de façon éphémère avant un nouvel éloignement. Chaque fragment forme une petite histoire à la fois indépendante et liée à la trame principale, le discours procédant à la fois par accumulation et par retour, par traces effacées ou souvenirs obscurs venant hanter la mémoire.
Jean-François Boukobza