Pour l’édition 2004 du Printemps des Arts de Monte-Carlo, le directeur artistique d’alors, Marc Monnet, passa commande à sept compositeurs différents de « miniatures » qui furent ensuite chorégraphiées pour les Ballets de Monte-Carlo. En 2025, l’un des sept commanditaires étant lui-même devenu directeur artistique du festival monégasque, il eut l’idée de prolonger l’expérience : c’est ainsi que Bruno Mantovani décida de redonner deux des ballets créés une vingtaine d’années plus tôt – son Ivresse pour quatuor à cordes et Lur-Itzalak de Ramon Lazkano – et passa quatre nouvelles commandes à quatre nouveaux compositeurs – Violeta Cruz, Aurélien Dumont, Martin Matalon et Misato Mochizuki.
Tout l’intérêt d’une telle expérience réside dans son caractère systémique. Comment autant de créateurs vont-ils s’emparer d’une seule et même commande ? Violeta Cruz et Martin Matalon ont réagi en architectes. Dans Huit carrés rouges, la première déclare explorer « un langage minimal qui peut se rapprocher de l’art abstrait construit : surfaces, volumes, lignes, courbes, libérées de toute évocation, qui sont pourtant capables d’engendrer le dynamisme et la vitalité (…). Pendant l’écriture de cette pièce je pense à la façon comment, en architecture, les choix des dimensions, proportions, matériaux et textures, conditionnent notre façon de ressentir un espace et créent des expériences sensorielles saisissantes. »
Martin Matalon revendique également une forme d’abstraction, lui qui a pensé son Caravansérail 2 comme une succession de quatre sections enchaînées : « Chacun des quatre états de cette œuvre se définit par des caractéristiques musicales qui lui sont propres : instrumentation, dynamique, caractère du matériel, nombre de plans ou son contraire l’unicité d’un seul plan, couleur instrumentale, activité rythmique… Un rapport de complémentarité s’établit entre les mouvements afin de créer des polarités entre les sections et de fournir une multiplicité de matériel au chorégraphe pour construire son récit. »
Chez Bruno Mantovani comme chez Aurélien Dumont, c’est la nécessité d’une énergie qui a jailli. Le premier a conçu son quatuor à cordes L’Ivresse comme une musique « violemment contrastée, aride, virtuose. Le discours s’articule autour de quelques idées facilement repérables à l’écoute (unisson dans l’aigu, homorythmies…). Au milieu de cet océan d’incertitude et d’imprévisibilité, une séquence plus procédurale vient établir une continuité, toujours dans l’énergie, qui donne à la matière un caractère encore plus abrupt ».
Quant à Aurélien Dumont, il s’est inspiré d’une source extra-musicale, la nouvelle de Philip K. Dick The Preserving Machine « dans laquelle un inventeur fait construire une machine transformant des partitions en animaux sauvages afin de les préserver d’un potentiel déluge. Cette expérience des plus étranges tournera au fiasco, au sein d’un écosystème où se rencontreront le terrible animal-Wagner, l’agneau-Schubert, les oiseaux Mozart et Stravinsky, la mouche-Bach… » Sa pièce Steps for Beasts that Never Were « tente de représenter, au sein d’un ostinato obsédant, la métamorphose de quelques brèves citations des compositeurs susnommés en organismes musicaux incontrôlables, en pure énergie sonore. »
Enfin, Ramon Lazkano et Misato Mochizuki jouent avec la mémoire et le passage du temps. Les harmoniques furtifs du violon et du violoncelle dans Lur-Itzalak (« Ombres de Terre », en langue basque) semblent les échos d’une musique originelle insaisissable ; Lazkano utilise à dessein « des modes de production du son qui le fragilisent et le déstabilisent, autour d’objets conventionnels connotés, flous, inaudibles et chargés de sens dans leur référence à une mémoire vertigineuse ».
Misato Mochizuki a pour sa part étroitement travaillé avec « sa » chorégraphe Mimoza Koike, qui a souhaité mettre à l’honneur d’anciens danseurs qui ont compté parmi les éléments fondateurs des Ballets de Monte-Carlo. La compositrice a rapproché cette idée de « l’esthétique japonaise qui vénère la beauté et la profondeur des objets longtemps utilisés, auxquels on attribue une âme et que l’on appelle des tsukumogami. » Trois des musiciens jouent donc un binzasara, un instrument traditionnel constitué de 108 fines lamelles de bois, utilisé lors de rituels pour la prospérité des récoltes. Puis « ses gestes, ses sonorités, ses rythmes, ses timbres et ses enveloppes sont imités par les autres instruments, qui les transforment selon leurs différences propres. Ainsi se dessine une métaphore de la génération suivante qui, tout en apprenant des pionniers fondateurs, poursuit son développement de manière singulière. » Quel meilleur symbole pour cette deuxième génération de miniatures ?
Tristan Labouret