Quelle meilleure condition pour travailler la matière instrumentale brute qu’une pièce soliste ? En dévouant leurs processus créateurs au timbre, à ses multiples facettes et à ses nombreux effets, en explorant de nouveaux horizons entre sons, harmoniques, doubles-sons, grincements, tapotements, résonances, les compositeurs de ce programme ont sculpté souffle, vibration, métal du saxophone et bois du violoncelle pour faire émerger une poésie sonore organique. Ainsi une conception renouvelée du langage musical s’affirme-t-elle où chaque geste devient porteur de sens et où la limite entre bruit et son se trouve sans cesse déplacée.
Tous se rejoignent dans le projet de créer des manières uniques d’articuler geste, matière et son. Des deux titres des pièces dédiées au violoncelliste Éric-Maria Couturier, l’un dévoile aisément l’intention de son auteur quand l’autre reste volontairement cryptique. Dans De vif bois (2022), Vincent David explore avec avidité la sonorité du bois – celui du violoncelle mais aussi celui de l’archet, tantôt frottant tantôt frappant. La résonance marque les premières mesures de cette pièce, laissant à l’auditeur le temps de s’imprégner du timbre du violoncelle, d’en apprécier chaque contour avant d’être emporté dans un climax, tant rythmique que dynamique.
Si le geste fascine déjà par sa virtuosité dans De vif bois, c’est avec Kinamárabâfrena (2022) de Bertrand Chavarría-Aldrete qu’il se donne à voir et à entendre. Le compositeur a catalysé la célérité des katas (enchaînements de gestes) du karaté. En fondant l’association art martial/musique sur le rapport entre la vitesse d’un coup et la vitesse de l’archet, Chavarría-Aldrete trouve une couleur d’harmoniques brute, porteuse d’une énergie irradiante. Celle-ci se mêle à un poème parlé – construit autour d’un langage inventé – distillé par petites touches par l’interprète. Au sein des univers de ces deux pièces pour violoncelle, les modes de jeu faisant ressortir les harmoniques, les doubles cordes et les quarts de tons deviennent un moyen d’expression privilégié, que l’on retrouve sous d’autres auspices dans les pièces pour saxophones.
Les Fragmentos fracturados (2013-2017) d’Alberto Posadas amènent le saxophoniste alto à superposer plus de deux notes (en sollicitant la technique des sons multiphoniques), à intégrer du souffle et des sons bruités dans la trame générale. Au fil de l’allongement de courts motifs « fracturés » qui rappellent le violoncelle morcelé de De vif bois, le halo sombre et impalpable installé dès les premières notes se renforce, des ombres apparaissent avant que tout ne s’éteigne dans un souffle. Comme dans Kinamárabâfrena, le saxophone incarne un surgissement, une vivacité du geste, ici porté par l’air en tension. Le caractère unique de la pièce s’explique : Fragmentos fracturados fait partie d’un cycle pour saxophones (sopranino, soprano, alto, ténor, baryton) titré Veredas (chemins, voies), lui-même inspiré par des poèmes de José Ángel Valente.
À l’inverse de la fragmentation, le saxophone peut être l’instrument du souffle continu et du liant. C’est exactement ce que promet la plongée dans Flots (2024), la pièce pour saxophone soprano du compositeur-interprète Vincent David. En retrouvant les harmoniques, les quarts de ton et la microtonalité des autres pièces du programme, le musicien crée une ondulation sonore sur la base d’un motif de sept notes, répétées comme le refrain obstiné d’un rondo. Entre ces retours, il déploie des moments d’accalmie aux atmosphères transparentes, aussi légères que le timbre du saxophone soprano.
Entre le Fragment fracturé et les Flots se situe la Tracce (1985) de Luca Francesconi, initialement écrite pour flûte mais que le compositeur transcrira aussitôt pour nombre d’instruments à vents, notamment le saxophone. En plus de tisser un fil conducteur entre ces pièces, cette partition – dont le titre signifie aussi bien « trace » qu’« esquisse » – fait aussi le lien entre l’écriture du saxophone au xxe et au xxie siècle.
À l’instar de la Sonate pour saxophone alto et violoncelle (1994) d’Edison Denisov, le jazz y fait une apparition discrète mais significative dont on peut trouver des échos dans la rythmique effervescente de De vif bois, dans la liberté formelle de Kinamárabâfrena, dans les jeux microtonaux de Flots mais aussi dans l’expérimentation sur le grain du son menée par Posadas dans ses Fragmentos fracturados. Ainsi, plutôt qu’une suite de pièces solistes, ce programme offre le portrait collectif d’une recherche musicale contemporaine qui entre en osmose dans la Sonate pour saxophone alto et violoncelle de Denisov. Gestes, matières et formes se rencontrent, se bouleversent, s’opposent et s’assemblent dans des partitions bien huilées qui rappellent les puissantes cylindrées de la Collection de voitures de S.A.S. le Prince de Monaco.
Chloë Rouge