« 1947, l’année où j’ai fait connaissance de Char, et où j’ai pris conscience de moi-même » : cette confession de Pierre Boulez à Karlheinz Stockhausen révèle à quel point sa Deuxième Sonate pour piano, commencée cette année-là, est une œuvre fondatrice. À première vue, sa forme ne semble pourtant pas révolutionnaire, déclinant les quatre mouvements traditionnels de la sonate classique : un premier volet vif qui reprend les fondamentaux de la forme sonate (exposition des motifs principaux, développement riche en péripéties, réexposition des motifs), un deuxième mouvement lent où règne le principe de la variation, un troisième à l’allure de scherzo et un finale avec fugue. Mais tout l’art de Boulez réside dans sa façon de faire fondre ce cadre ou de le faire exploser de l’intérieur pour faire naître un monde poétique qui lui est propre.
Dans le premier comme dans le dernier mouvement, Boulez part de brefs motifs affirmés qu’il va ainsi « dissoudre », comme il le montrera à Célestin Deliège trente ans plus tard : « des structures thématiques très fortes au début, très accusées, arrivent progressivement à se dissoudre dans un développement complètement amorphe de ce point de vue », dit-il du premier mouvement avant d’expliquer user du même processus dans la partie lente du finale, « une sorte d’écriture de fugue canonique, qui se dissout progressivement parce que les intervalles deviennent de plus en plus complexes ». Quant au mouvement lent, il progresse dans la direction opposée : Boulez part d’un discours économe, pointilliste (où l’interprète doit « observer rigoureusement les silences de chaque contrepoint ») auquel il va progressivement greffer des notes, des couches, des textures supplémentaires. « C’est un mode de pensée qui m’est devenu très cher, et que j’ai réemployé plusieurs fois », avouera-t-il. On peut penser aux dernières sonates de Beethoven en écoutant cette musique faite de poignées de notes et de contrastes puissants, mais le rapport avec la poésie de René Char semble plus étroit encore : Boulez admirait de son propre aveu « son pouvoir de ramasser, dans une expression extrêmement concise, son univers, de l’envoyer et de le rejeter très loin. (…) C’est comme si vous découvriez un silex taillé. » Ces mots pourraient s’appliquer à la Deuxième Sonate.
Le parallèle avec Beethoven reste toutefois éloquent, surtout en ce qui concerne le procédé de la variation, cher à Boulez comme au maître de Bonn. C’est avec une « Arietta » en forme de thème et variations que Beethoven conclut la dernière de ses trente-deux sonates, ce qui surprit d’ailleurs son éditeur et commanditaire, Adolf Schlesinger, étonné de voir cet opus 111 s’achever après deux mouvements. C’est pourtant bien ainsi que le compositeur imagina son ouvrage, écrit très rapidement – la partition autographe est datée du 13 janvier 1822, soit moins de trois semaines après l’opus 110. Après une introduction grave et solennelle, le premier mouvement prend la tournure d’une forme sonate tempétueuse somme toute très beethovénienne mais, comme le relevait Boulez, « il y a à la fois une évidence de la forme et en même temps une complète imprévisibilité ». L’architecture est claire, les idées musicales s’enchaînent de manière logique, fluide, organique mais tout en donnant le sentiment d’une improvisation. Accords péremptoires, amorce de mouvement perpétuel, inflexion chantante se succèdent sans qu’on sache si le silex beethovénien va transpercer le clavier ou se briser en morceaux.
L’« Arietta » apporte ensuite un contraste saisissant avec son choral molto semplice e cantabile. Les variations qui suivent l’exposé du thème semblent là encore couler de source, la pulsation se faisant de plus en plus prononcée. L’écriture atteint toutefois des sommets de complexité pour l’époque : « aucun sphinx n’a jamais imaginé une telle énigme », écrira au sujet de la troisième variation le critique de The Harmonicon ! Mais c’est après la quatrième variation que le sphinx littéralement s’échappe, dans une coda où tout repère formel disparaît. Beethoven s’adonne alors à d’inouïs jeux de textures (ornements dans le suraigu du clavier, trilles interminables) qui finiront par se « dissoudre » ; Boulez s’en souviendra.
Si Char a inspiré plus ou moins directement Boulez pour sa Deuxième Sonate, un autre poète fut à l’origine d’un autre chef-d’œuvre pianistique français du XXe siècle : Aloysius Bertrand, avec son recueil Gaspard de la nuit publié à titre posthume en 1842. Cet ouvrage riche en créatures surnaturelles et en décors fantastiques séduisit Maurice Ravel qui en tira en 1908 « trois poèmes romantiques de virtuosité transcendante », en digne héritier spirituel de Franz Liszt. La difficulté technique était un enjeu majeur : Ravel chercha consciemment à surpasser le très ardu Islamey de Balakirev avec les cabrioles de « Scarbo », gnome de cauchemar qui occupe une place majeure dans le recueil éponyme. Les deux autres pièces du triptyque ne sont pas moins inventives : « Le Gibet » est une page effrayante d’immobilité, avec le glas de son si bémol inlassablement répété tout au long de la pièce ; quant à « Ondine », c’était la pièce favorite de Marguerite Long qui était admirative devant la capacité de Ravel à suggérer les coups de nageoire imprévisibles de la sirène tout en la faisant chanter tristement sur le clavier. Imprévisibilité et évidence ? C’est peut-être aussi ce que Boulez aimait chez Ravel.