Pour Johann Sebastian Bach, la composition et la transcription étaient indissociablement liées. Ses seize Concertos BWV 972-987 en sont l’exemple le plus fameux, étant tous conçus à partir d’œuvres préexistantes d’autres auteurs : des concertos pour violon d’Antonio Vivaldi et Georg Philipp Telemann, un concerto pour hautbois d’Alessandro Marcello, des pièces du prince Johann Ernst de Saxe-Weimar… Une telle pratique était monnaie courante au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles : elle permettait aux compositeurs d’appréhender et d’assimiler différents styles qu’ils allaient ensuite incorporer à des œuvres futures. D’une manière tout aussi habituelle à l’époque, Bach « se transcrivit lui-même », utilisant dans des œuvres du matériau musical créé auparavant dans un autre contexte, pour une autre instrumentation. Ce fut le cas notamment dans le cadre du Collegium Musicum de Leipzig, dont il prit la direction en 1729 : pour alimenter les nombreux concerts de cet excellent ensemble, il était parfois bien plus commode de partir d’une œuvre déjà écrite que d’une page vierge… C’est ainsi que le Concerto pour flûte, violon et clavecin BWV 1044 puise allègrement dans le Prélude et Fugue pour clavecin BWV 894 et dans l’« Adagio » central de la Sonate pour orgue BWV 527.
Jouer des œuvres de Bach avec d’autres instruments que ceux initialement prévus est donc tout sauf un sacrilège. Voir Robert Schumann, Johannes Brahms, Ferruccio Busoni s’approprier au clavier la « Chaconne » de la Partita pour violon BWV 1004 n’est que le prolongement naturel de ce que faisait déjà le cantor de Leipzig en son temps : Bach avait ainsi déjà transcrit lui-même pour le clavier une de ses Sonates et Partitas pour violon (la BWV 1003, devenue Sonate pour clavier BWV 964). Il semble d’ailleurs qu’il procédait à ce genre d’adaptation de manière régulière et informelle, à en croire le témoignage d’un de ses élèves, Johann Friedrich Agricola, qui précise que Bach, alors, « ajoutait autant d’harmonie qu’il le trouvait nécessaire » !
Au début du XXe siècle, les transcriptions d’œuvres de Bach vont se diversifier. Éditeur d’une volumineuse Bach-Busoni Gesammelte Ausgabe (édition collectée) en sept volumes, Ferruccio Busoni en est le plus beau symbole : certains volumes sont constitués d’« arrangements » (Bearbeitungen) et de « transcriptions » (Übertragungen), mais le quatrième porte sur des « compositions et transcriptions libres » (Kompositionen und Nachdichtungen), ouvrant la voie à toutes sortes de jeux re-compositionnels. En 1985, Helmut Lachenmann posera à son tour sa pierre à l’édifice post-Bach en glissant une troisième voix de son cru au sein de l’Invention à deux voix en ré mineur BWV 775, montrant toute sa maîtrise du contrepoint.
Si une quantité de compositeurs ont donc « cuisiné » Bach à leur manière, d’Arnold Schönberg orchestrant des préludes de choral au ludique Bilude pour piano et bande de Pierre Schaeffer sur le deuxième prélude du Clavier bien tempéré, ce sont avant tout les instrumentistes qui ont revisité inlassablement les œuvres du maître. Les plus infatigables parmi eux sont les musiciens jouant d’instruments « récents » dans l’histoire de la musique écrite, l’art de la transcription étant indispensable pour enrichir leur répertoire limité et leur offrir l’accès à des styles anciens. Tel est le cas de l’accordéon (inventé au XIXe siècle), qui se prête particulièrement à la musique de Bach pour offrir des caractéristiques semblables à celles de l’orgue, mêlant jeu sur clavier et gestion du souffle.
Tel est le cas également du marimba, aux origines africaines mais qui s’est développé essentiellement au Guatemala – au point d’être proclamé instrument national en 1821, lors de l’indépendance du pays – avant d’être muni de résonateurs et d’intégrer les orchestres au début du XXe siècle. Les joueurs de marimba s’adonnent depuis longtemps à la transcription d’œuvres de Bach, faisant face à un défi : si leur instrument possède bien une gamme comparable à celle du clavier, ils ne disposent pas de dix doigts mais de seulement deux ou quatre baguettes ; il leur faut alors redoubler d’agilité (ou user de subterfuges) pour jouer l’harmonie écrite par le compositeur dans le cas d’une pièce pour clavier. De même, le joueur de marimba doit faire travailler son imagination pour trouver un geste proche de celui de l’archet sur les cordes s’il s’efforce d’interpréter une pièce pour violon ou violoncelle seul… Le musicien se retrouve alors face aux questions que Bach s’est lui-même immanquablement posées en écrivant ses Suites pour violoncelle ou ses Sonates et Partitas pour violon, deux instruments monodiques par nature et donc peu favorables à la conduite d’un discours harmonique : comment compenser les limites intrinsèques d’un instrument pour lui faire tenir le texte qu’on souhaite lui confier ? Les règles n’ont pas changé, ce jeu est infini : à Ann Lepage, Fanny Vicens, et Jean-Baptiste Leclère d’apporter désormais leurs réponses.
Tristan Labouret