Entretien avec François Salès, Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Étienne
Mathilde Étienne : Le principe de cette battle, c’est que tout n’est pas défini en avance. Nous avons préparé une sorte de catalogue d’airs d’opéras de Vivaldi dans lequel nous allons puiser, mais il y aura une part de hasard, en fonction de l’ambiance du moment et des réactions du public. Et je jouerai le rôle de l’arbitre, qui annoncera le programme au fur et à mesure, en lançant les différents défis aux deux chanteurs virtuoses, le contre-ténor Jake Arditti et le ténor Emiliano Gonzalez Toro.
Emiliano Gonzalez Toro : L’improvisation, pour nous, c’est une pratique de tous les jours ! En ce moment, je suis en train de travailler sur le Farnace de Vivaldi, que nous allons donner prochainement à Madrid et à Paris. Je suis donc en train d’écrire des « da capo » pour les chanteurs. Dans tous les airs de l’époque de Vivaldi, il y a une partie A et une partie B, puis un « da capo », un retour à la partie A. Lors de ce retour à la partie initiale, le chanteur doit varier en montrant qu’il maîtrise le style, l’ornementation, les sauts d’octave, la longueur de souffle, tout en restant fidèle à la rhétorique du texte. C’est-à-dire qu’il ne doit pas ornementer un mot qui exprimerait par exemple quelque chose de terrible, dur, froid ; il faut toujours que l’ornementation vienne appuyer le sens du texte.
J’écris donc actuellement des « da capo » pour les chanteurs, afin qu’ils aient à leur disposition un catalogue d’idées musicales dont ils pourront se servir dans le moment de la représentation.
Mathilde Étienne : Au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’opéra s’est formé sur le modèle de l’improvisation théâtrale : les acteurs de la commedia dell’arte apprenaient par cœur des tirades ; le but du jeu consistait ensuite à les utiliser au bon moment, à composer une forme cohérente à partir de morceaux de textes préexistants. Pour les musiciens de l’époque et pour nous aujourd’hui, c’est la même chose : tout se joue sur notre mémoire et sur notre manière de réagir. Et plus notre répertoire est large, plus on a de liberté, plus l’imagination est sollicitée.
Dans les joutes de chanteurs (qui existent depuis des siècles), la rapidité des vocalises et l’amplitude des intervalles étaient bien entendu des critères importants, mais c’est l’improvisation et l’imagination qui faisaient la différence. On peut retrouver des récits de grandes joutes passées, par exemple du concours qu’avait remporté au XIXe siècle Maria Malibran contre un fameux castrat de son temps : la confrontation se déroulait en plusieurs tours et, au bout d’un moment, le castrat a « calé », il n’est pas parvenu à inventer de nouvelle variation, alors que Maria Malibran paraissait inépuisable ! C’est sur ce paramètre qu’elle a gagné, sur l’improvisation.
Emiliano Gonzalez Toro : C’est Jake qui va gagner, j’en suis sûr ! Mais j’aime l’idée que je serai David contre Goliath, cela me motive pour me battre.
Mathilde Étienne : Emiliano a tout de même des arguments : c’est le vocaliste le plus rapide de l’histoire de la musique – à égalité avec Cecilia Bartoli. Et il a une couleur vocale qui est extraordinaire, qui peut jouer sur le métal, sur le velours, qui est très souple et très expressive. Ses armes sont plus fortes que ce qu’il veut bien avouer… Jake ne jouera pas du tout sur le même terrain : un contre-ténor va utiliser sa tessiture, surtout s’il a de beaux aigus, c’est toujours très impressionnant ! Ce sont deux voix très différentes en réalité, ce sera une affaire de goût personnel.
Emiliano Gonzalez Toro : Dans une vie antérieure, j’ai étudié le hautbois moderne, j’ai obtenu mon prix de conservatoire à Lausanne. Cela me touche donc particulièrement de proposer ces deux battles en parallèle !
François Salès : Ce sera moins une battle entre musiciens qu’une battle organologique, qui donnera à entendre trois instruments très différents. Le hautbois a suivi l’évolution du monde, il est devenu plus rapide et plus puissant. Mais ce n’est pas forcément à l’avantage du hautbois moderne qui génère plus de tension que le baroque, tandis que celui-ci est plus souple. Quant au hautbois virtuel, ce n’est pas à proprement parler un hautbois : c’est un electronic wind instrument qui ne nécessite pas une implication physique comparable. C’est un objet évanescent, parfait dans la perspective de notre travail, à Vincent Carinola et moi-même : il nous permet de convoquer des mondes imaginaires et de parler avec les morts… C’est l’objet de sa pièce Le Chaman, qui est un extrait d’un spectacle seul en scène d’une heure que nous préparons ensemble. Ce seront donc trois esthétiques instrumentales très différentes.
François Salès : L’instrumentiste se bat toujours avec son instrument ! On aimerait qu’il soit à notre botte, qu’il traduise nos moindres intentions et réflexions. Mais ce n’est pas le cas, on se bat avec lui. Dans L’Enfer, Jérôme Bosch représente des musiciens enchaînés à leurs instruments… Il avait tout compris !