Entendre deux fois la même œuvre au cours d’un seul concert est une expérience rare ! C’est pourtant ce que propose ce programme, puisque les Quatre Études d’Igor Stravinsky ne sont autres que la version symphonique de ses Trois Pièces pour quatuor à cordes… Celles-ci ont été élaborées à Salvan (Suisse) durant les mois de juin et de juillet 1914, avant d’être remaniées en 1918, en 1921, puis transcrites pour grand orchestre. En 1928, Stravinsky complètera ce second cycle avec Madrid, initialement destinée au piano mécanique.
Quand les Pièces mettent en évidence les innovations stravinskiennes – par la précision presque analytique du jeu de quatuor –, l’orchestre des Études souligne les contrastes thématiques et structurels. L’instrumentation délibérément caricaturale fait également ressortir l’humour de la composition. Les Études possèdent en outre de nouveaux titres qui dévoilent leurs sources d’inspiration respectives : une « Danse » folklorique, un hommage à l’« Excentrique » clown londonien Little Tich et un « Cantique » fondé sur la verticalité du choral.
Stravinsky considérait ces pièces comme sa musique la plus avancée, et pour cause ! Trait d’union entre Le Sacre du printemps et les Symphonies d’instruments à vent, elles radicalisent ses expérimentations. La « Danse » combine ainsi quatre ostinatos qui ne concordent ni par leurs métriques ni par leurs échelles de hauteurs. Avec « Excentrique », Stravinsky pulvérise toute bienséance orchestrale et joue du potentiel grotesque de chaque instrument afin d’accentuer les ruptures abruptes entre sections. À l’immobilisme et aux sonorités délicieusement âpres du « Cantique », il oppose enfin la réjouissante vitalité de « Madrid », un morceau saturé de couleurs vives.
De Stravinsky, Marc Monnet souligne qu’« il jouait avec tout et n’avait peur de rien ». Si cette remarque résonne particulièrement bien avec les Pièces et les Études stravinskiennes, elle s’applique encore mieux au langage inventif de Monnet. Inclassable voire iconoclaste, le musicien renouvelle son esthétique à chaque projet. Il cultive la surprise – pour lui, en refusant de prédéterminer ses compositions, et pour le public dont il souhaite aviver l’écoute. Nous sommes d’ailleurs face à une création ô combien surprenante pour qui connaît l’œuvre de Monnet ! Car jusqu’à présent, le compositeur s’était plu à subvertir les genres classiques, et notamment celui du concerto. Ses contributions cherchaient des réponses nouvelles à la confrontation entre soliste et orchestre ; sans se proclamer « anti-concertos », elles gommaient les titres et les formes usuelles et soignaient l’intégration du soliste à l’ensemble.
Aujourd’hui, nous sommes face au premier concerto « classique » de Monnet. L’instrument vedette est le piano, le titre et la division en trois mouvements sont sans ambiguïté, et l’on retrouve jusqu’à la cadence de soliste, passage obligé de la tradition. Est-ce à dire que Monnet aurait décider de « se ranger » ? Certainement pas ! Il décrit son geste comme une ultime volte-face, comme un pied-de-nez à ceux qui l’attendraient toujours du côté des perturbateurs. Pour une fois, il aura suivi les conventions. En apparence du moins, car à l’intérieur, l’imprévisible et même l’étrange s’apprêtent à resurgir. Préservons ici l’intégrité de la surprise et disons seulement que les techniques de jeu déstabiliseront les sonorités usuelles de l’orchestre, qu’un second piano fera parfois écho au soliste et qu’un didgeridoo mêlera ses couleurs à l’ensemble…
Comme Stravinsky puis Monnet, Claude Debussy aura œuvré à transformer l’écoute de ses contemporains. En témoigne la réception de ses Images pour orchestre : pour décrire une musique dont ils peinent à saisir la nouveauté, les journalistes (ab)usent de métaphores visuelles. Si Debussy encourage ce travers en désignant son cycle par le terme d’Images, ses morceaux suggèrent plutôt qu’ils ne dessinent et le font à travers un discours fragmenté qui échappe aux conventions.
Bien qu’élaborées de loin en loin (entre 1905 et 1912), les Images présentent des parentés troublantes : elles naissent dans le « silence » de pédales en trémolos, sont innervées par les rythmes de danse et se remémorent des tournures populaires. Les mélodies de « Gigues » proviennent de Grande-Bretagne. Elles émergent indolentes des brumes orchestrales et gagnent en vigueur lorsque surgit l’air écossais « The Keel Row ». En seconde place, la vibrante « Ibéria » réfère à un territoire que Debussy n’a jamais visité. Et pourtant que d’Espagne dans ce triptyque ! Le premier volet emprunte au rythme pittoresque de la sevillana, renforcé par les castagnettes et le tambour de basque. À son allégresse répondent les parfums capiteux d’une habanera, suivie d’une scène matinale où les violons en pizzicati imitent un ensemble de guitares.
Les « Rondes de printemps » renouent avec le folklore français en citant notamment la comptine « Nous n’irons plus au bois ». Debussy y porte l’insaisissable à son aboutissement, exprimant en notes ce qu’il énonce conjointement en mots : « Je me persuade, de plus en plus, que la musique n’est pas, par son essence, une chose qui puisse se couler dans une forme rigoureuse et traditionnelle. Elle est de couleurs et de temps rythmés… »