« La musique paraît être le plus exigeant des arts, le plus difficile à cultiver, et celui dont les productions sont le plus rarement présentées dans les conditions qui permettent d’en apprécier la valeur réelle. »
Cette phrase de Berlioz, qui sans doute n’a rien perdu de sa pertinence, introduit à l’univers d’un compositeur que l’on découvre un écrivain de premier plan, chroniqueur à la verve impitoyable de la vie musicale européenne. Entre 1823 et 1863, Berlioz signa près de neuf cents feuilletons qui représentèrent – cruelle ironie – sa seule source stable de revenus.
L’œuvre littéraire de Berlioz, d’une richesse inouïe, révèle un observateur féroce et passionné des mœurs musicales de son temps. Ses écrits sur l’instrument — cette « machine à émouvoir » qu’il sut mettre en branle mieux que tout autre compositeur de son époque — dévoilent autant le génie du créateur que la plume du polémiste. De la grosse caisse malmenée par les compositeurs médiocres aux subtilités de l’orchestration, des chefs d’orchestre incompétents aux « grotesques de la musique », Berlioz peint un tableau saisissant de vérité et d’humour noir. On y croise le joueur de grosse caisse si consciencieux qu’il refuse les encouragements, les directeurs d’opéra obsédés par les recettes, les chefs qui massacrent Beethoven en toute impunité. Mais au-delà de ces portraits féroces, c’est une confession intime qui se dessine : comment l’artiste survit-il à l’isolement ? Quelle blessure secrète nourrit cette rage créatrice ? Entre satire sociale et aveu personnel, Berlioz nous mène vers les territoires les plus troublants de l’âme romantique.
Ce concert-lecture dévoile la face cachée du romantisme musical : non pas seulement l’exaltation créatrice, mais aussi la bataille quotidienne d’un artiste aux prises avec les réalités de son époque. Car derrière chaque page de Berlioz se profile une interrogation moderne : comment l’art peut-il survivre dans un monde qui privilégie le commerce à la beauté ?
J’ai sélectionné et « orchestré » ces textes pour en rechercher la dramaturgie secrète : derrière le polémiste acerbe se découvre progressivement l’homme intime, aux prises avec ses démons intérieurs, habité par cette mélancolie romantique qui nourrit son génie créateur. Mon souhait est de faire entendre la voix de Berlioz, tour à tour caustique et mélancolique, technique et poétique, désabusée et passionnée. Un grand monologue romantique qui traverse les époques pour questionner notre rapport actuel à l’art.
Le Quintette Moraguès, formation légendaire fondée en 1980, accompagne cette traversée littéraire. Solistes des plus prestigieux orchestres parisiens, ces musiciens d’exception ont su, grâce aux transcriptions inspirées de David Walter, élargir le répertoire du quintette à vent et lui donner ses lettres de noblesse. Leur complicité de plus de quatre décennies transforme chaque intervention musicale en commentaire sensible aux propos de Berlioz. Ils sont rejoints par la pianiste Claire Désert, une magnifique soliste pour qui l’esprit chambriste n’a plus de secret.
L’art de la transcription pour quintette à vent et piano révèle ici toute sa puissance : la « Marche hongroise » de La Damnation de Faust retrouve ses accents populaires, tandis que les pages délicates de L’Enfance du Christ dévoilent leur profonde humanité. Ces réductions savantes, loin de trahir l’original, en éclairent l’essence : que reste-t-il de la Symphonie fantastique une fois dépouillée de ses fastes orchestraux ? Sa vérité mélodique, son invention rythmique, cette « idée fixe » qui traverse l’œuvre comme l’obsession traverse l’homme. La formation de chambre devient ainsi le laboratoire idéal pour ausculter le génie berliozien, en montrant comment ses plus grandes inspirations naissent souvent d’une simple ligne mélodique, d’un rythme irrésistible, d’un timbre inattendu. Nous entendrons Berlioz comme jamais : non plus le maître des grands effectifs, mais l’inventeur de langages musicaux inédits, le poète des sons qui transforme chaque instrument en voix singulière.
Entre les mots et les sons s’établit un dialogue unique : les partitions de Berlioz résonnent avec ses propres réflexions sur l’art d’écrire pour l’orchestre, créant une dramaturgie où la musique devient le plus éloquent des commentaires. L’Enfance du Christ, la Symphonie fantastique ou Les Nuits d’été prennent une dimension nouvelle, éclairées par la pensée de leur créateur.
Cette soirée révèle un Berlioz total : l’homme qui révolutionna l’orchestre moderne tout en décrivant avec une lucidité impitoyable les obstacles dressés devant le génie créateur. Un spectacle où la beauté de l’art dialogue avec la vérité de l’époque, où l’intemporel de la musique rencontre l’actualité brûlante de la critique sociale.
« Il faut de l’amour, de l’enthousiasme, des étreintes enflammées, il faut la grande vie ! » proclamait Berlioz. Cette exigence, cette soif d’absolu, traverse les siècles pour nous interroger encore : quelle place accordons-nous aujourd’hui à cette « grande vie » de l’art ?
Dorian Astor