Le 17 juillet 1946, Olivier Messiaen s’attelle avec enthousiasme à l’écriture d’une œuvre singulière pour grand orchestre symphonique. La commande qu’il vient de recevoir lui offre une liberté rare : Serge Koussevitsky, directeur musical du Boston Symphony Orchestra, ne lui impose ni délais, ni contrainte de durée ou d’effectif instrumental ! Le compositeur va en profiter pleinement : achevée deux ans plus tard, le 29 novembre 1948, sa Turangalîla-Symphonie est une épopée de près de quatre-vingts minutes, en dix mouvements, pour un peu plus de cent musiciens.
Son titre tiré du sanskrit est riche d’un sens que le compositeur résume ainsi : son œuvre est « un chant d’amour (…), un hymne à la joie (…), la joie telle que peut la concevoir celui qui ne l’a qu’entrevue au milieu du malheur, c’est-à-dire une joie surhumaine, débordante, aveuglante et démesurée ». Dans les commentaires qu’il a livrés au sujet de sa partition, Messiaen compare les élans de son œuvre avec l’amour de Tristan et Yseult : « c’est l’amour fatal, irrésistible, qui transcende tout, qui supprime tout hors de lui ».
Messiaen fait en outre référence à un autre Tristan : celui de Richard Wagner, décidant comme lui d’utiliser des leitmotive, des « thèmes cycliques ». Le plus important de ceux-ci n’est autre que le « thème d’amour ». Exposé avec une grande douceur et une extrême lenteur, il règne dans le « Jardin du sommeil d’amour » du sixième mouvement, véritable clé de voûte de la partition. Il réapparaîtra avec autrement plus de puissance dans le huitième volet de l’œuvre, « Développement de l’amour » (qui fait allusion « aux amants qui ne pourront jamais se déprendre », précise Messiaen) et explosera dans le « Final ». Les deux autres thèmes principaux sont un « thème-statue » brutal, lourd, terrifiant, en tierces qui descendent en escalier, sorte de Vénus d’Ille de Prosper Mérimée incarnée par les trombones fortissimo ; son versant opposé, le « thème-fleur », est quant à lui confié aux clarinettes pianissimo et Messiaen le compare « à la tendre orchidée, au décoratif fuschia, au glaïeul rouge, au volubilis trop souple ».
À partir de ces thèmes, Messiaen échafaude une dramaturgie qui passe par tous les états : l’irrépressible cinquième mouvement (« Joie du sang des étoiles ») évoque ainsi l’union des amants (« pour comprendre les excès de cette pièce, il faut se rappeler que l’union des vrais amants est pour eux une transformation, et une transformation à l’échelle cosmique »), alors que le terrible septième mouvement (« Turangalîla 2 ») fait référence au supplice enduré par le personnage du Puits et le Pendule, nouvelle d’Edgar Allan Poe où un prisonnier voit s’approcher inéluctablement de lui, se balançant comme un pendule, une lame aiguisée.
Très disert quant à l’argument de son œuvre et son goût pour les constructions rythmiques, Messiaen l’est moins quant aux modèles dont il s’est inspiré ; or il n’est pas anodin de relever que le compositeur reprend l’éloquence mélodico-rythmique d’André Jolivet (en empruntant notamment une tournure de la deuxième de ses Cinq Incantations, « Pour que l’enfant qui va naître soit un fils ») ou puise une partie de sa puissance expressive dans Le Sacre du printemps de Stravinsky, tant dans l’orchestration en strates que dans certaines tournures mélodiques : le solo de clarinette qui ouvre le troisième mouvement (« Turangalîla 1 ») est ainsi directement dérivé du solo de basson inaugural du Sacre.
On peut entendre la Turangalîla comme un ballet sans danseurs ou un opéra sans paroles, dans lequel les personnages principaux sont les instruments : véritable soliste de ce quasi-concerto, le piano occupe un rôle de premier plan, notamment dans le « Jardin du sommeil d’amour » où il tisse un contrepoint de chants d’oiseaux au-dessus des amants. Quant aux ondes Martenot, cet instrument électronique inventé en 1928 par Maurice Martenot et dont Messiaen raffolait, leur timbre extraordinaire apporte « un rien d’inhumanité et une forte dose d’immatériel », selon le compositeur. À travers le chant éthéré de cet instrument, c’est la voix de la magie à l’œuvre dans Tristan et Yseult (le philtre d’amour) qui s’exprime, avec tout ce qu’elle a de séduisant et d’effrayant.
En préambule à la monumentale Turangalîla, le triptyque Mécanique céleste écrit en 2023 par Vincent David regarde vers les cieux qui ont tant inspiré Messiaen, mais dans une perspective moins mystique que ludique : le saxophoniste-compositeur s’est amusé à concevoir une partition à l’image des mobiles du sculpteur américain Alexander Calder. Le saxophone soprano semble tourner sur lui-même dans un mouvement perpétuel qui laisse comme une traînée dans l’orchestre, les différents pupitres de la formation reprenant en écho des notes de la partie soliste. La mécanique cependant se dérègle jusqu’à l’explosion, laissant place à des « poussières de sons » (dixit le compositeur) qui s’organisent petit à petit en un nouvel univers musical. Le tournoiement reprend finalement de plus belle, sur des notes répétées, dans un mouvement qui accélère progressivement, « comme si l’approche du trou noir se faisait imminente ». Si le saxophone du compositeur est bien le personnage principal de l’œuvre, on aurait tort de considérer les instruments de l’orchestre comme des satellites décoratifs : le raffinement de l’écriture orchestrale, dans un formidable ballet de timbres, a quelque chose de la joie des étoiles à l’œuvre dans la Turangalîla.
Tristan Labouret