« L’Himalaya des violonistes » : c’est ainsi que Georges Enesco surnommait les Six Sonates et Partitas de Johann Sebastian Bach, au sein desquelles la Chaconne en ré mineur fait naturellement figure d’« Everest ». Cette pièce d’un quart d’heure a fasciné – et fascine encore – des générations de musiciens : Bach y transforme l’instrument monodique qu’est le violon en une sorte d’orgue capable de jouer une polyphonie riche en variant inlassablement son timbre et sa texture. Accords plaqués, jeu détaché, bariolages et arpèges divers, ornementation imaginative… L’éblouissante démonstration instrumentale ferait presque oublier que l’écriture se place au service d’une formidable science de l’architecture et du discours. Le passage en mode majeur, dans la partie centrale de l’œuvre, est un miracle qu’Enesco visualisait ainsi, selon son élève Serge Blanc : « un rayon de soleil passant au travers d’un vitrail, aboutissant sur les mains tranquilles d’un organiste ». Et pour la réexposition finale du thème, Enesco aurait apparemment aimé « pouvoir saisir trois autres violons et cinq archets pour avoir la force suffisante d’exprimer ce que l’on ressent en un tel moment » !
Parmi les nombreuses transcriptions qui ont été faites de la Chaconne se distingue celle de Johannes Brahms. Au lieu d’adapter les notes de Bach pour une écriture qui serait davantage pianistique, celui-ci a cherché à se rapprocher du geste violonistique de l’archet balayant les cordes. « Je trouve qu’il n’y a qu’une seule façon de s’approcher du pur plaisir que donne cette œuvre, même si c’est de façon très diminuée : c’est quand je la joue avec la main gauche seule ! Une difficulté comparable, une science de la technique, les arpèges, tout contribue à me faire alors sentir comme un violoniste ! », confie Brahms à Clara Schumann en juin 1877.
Quand Brahms livre « sa » version violonistico-pianistique de la Chaconne, la tradition des transcriptions a commencé depuis longtemps. Un des objets musicaux favoris des transcripteurs-pianistes est le cycle des Caprices pour violon seul de Niccolò Paganini. Publié en 1820, cet ensemble a marqué les esprits dès sa parution pour le florilège de difficultés redoutables qu’il compile, mais aussi pour sa forme musicale aboutie qui en fait bien autre chose qu’un simple cahier d’exercices : la tradition du bel canto rossinien est bien perceptible dans des cantilènes développées (n° 4, n° 6), un véritable imaginaire poétique est convoqué (l’imitation des flûtes et des cors de chasse dans le n° 9) et le recours à une architecture tripartite permet des contrastes expressifs puissants (le passage d’une cadenza fluide à un mouvement perpétuel saltato dans le n° 5). Enfin, le recueil suit une véritable progression qui culmine avec les onze variations du dernier caprice et la présentation d’une ultime invention de Paganini : le si spectaculaire pizzicato de la main gauche.
Le jeune Robert Schumann est l’un des premiers à s’atteler à transcrire des Caprices pour le piano (en 1832), bientôt suivi par Franz Liszt (en 1838 pour un premier cycle et en 1851 pour les Grandes Études de Paganini, S.141). Comparer les démarches des deux compositeurs est passionnant. Dans l’avant-propos de ses Études op. 3, Schumann explique avec modestie son ambition : « rester aussi fidèle que possible à l’original, tout en adaptant sa transcription à la nature et au mécanisme du piano ». La première de ces Études, qui reprend le Caprice n° 5, est un bel exemple de ce travail d’adaptation : Schumann se contente de dupliquer aux deux mains à l’octave la cadenza fluide d’ouverture avant d’ajouter un accompagnement léger au mouvement perpétuel qui suit. Liszt modifie davantage le texte original pour le placer au service de sa propre virtuosité pianistique, quitte à changer l’architecture même des pièces de Paganini : c’est ainsi que la cadenza du Caprice n° 5, présentée dans un geste qui prend de plus en plus d’ampleur sur le clavier, sert d’introduction à sa transcription du… Caprice n° 6 ! Liszt reste toutefois fidèle à la progression imaginée par Paganini, achevant ses Grandes Études par une relecture du vingt-quatrième et dernier caprice.
Revenons à Enesco dont on oublie trop souvent qu’il ne fut pas qu’un instrumentiste extrêmement doué mais aussi un compositeur de talent. Écrite en 1926, sa Troisième Sonate pour violon et piano associe ces deux dimensions. L’écriture du geste violonistique est inventive et d’une précision inédite concernant l’intensité du vibrato ou les places d’archet – Enesco va jusqu’à détailler par exemple qu’il faut jouer « flautato sulla tastiera colla punta del arco » (« flûté, sur la touche, à la pointe de l’archet »). Et la partie de piano n’est pas en reste. Enesco s’est très visiblement inspiré des sonorités du cymbalum pour l’écrire, ce qui participe à installer ce « caractère populaire roumain » annoncé par le sous-titre de l’œuvre. Ici, nous sommes bien loin de l’Himalaya, ainsi que le décrivait le pianiste Alfred Cortot qui interpréta l’œuvre avec le compositeur ; pour lui, le mouvement lent central est « une évocation sonore de la sensation mystérieuse des nuits d’été en Roumanie : en bas, la plaine sans fin, déserte et silencieuse ; au-dessus, des constellations qui vont vers l’infini… »
Tristan Labouret