« Les notes musicales constituent le corps de la musique, et les paroles en sont l’âme. Et puisque l’âme (étant plus noble que lui) doit être suivie et imitée par le corps, ainsi les notes doivent suivre et imiter les paroles, et le compositeur doit les considérer avec la plus grande attention. »
Ainsi Marco Antonio Mazzone, dans la préface de son premier livre de madrigaux à quatre voix (1569), définit-il parfaitement un genre musical alors en formidable expansion : si ses premiers exemples remontent au Trecento italien, le madrigal demeure en effet le genre absolu de la Renaissance et du premier baroque.
En 1596, Carlo Gesualdo est établi depuis deux ans à Ferrare, où il a épousé la nièce du duc Alfonso d’Este – après avoir assassiné sa première femme et l’amant de celle-ci. Si cette union d’intérêt sonne plus « sage » que la précédente, la vie et la musique du compositeur demeurent marquées par son âpre tempérament. Son Quatrième Livre de madrigaux marque, comme le précédent, une rupture dans l’appréhension du genre. Sparge la morte al mio signor nel viso comme Io tacerò, ma nel silenzio mio y livrent soupirs déploratifs, dissonances et changements de couleurs abrupts, chromatismes et fausses relations, à l’image des textes anonymes qu’ils rehaussent. Ceux-ci peignent un amour souvent tourmenté, même si quelques éclairages soudains laissent quelquefois entendre une issue heureuse. En 1611, le livre suivant confirmera cette direction disant un sentiment toujours teinté de désespoir (T’amo, mia vita) : les enchaînements harmoniques et les lignes chromatiques stupéfient par leur audace (Mercè !, grido piangendo), les imitations jouent les décalages rythmiques pour mieux épouser le discours poétique (Asciugate i begli occhi) tandis que les cadences finales aiment à le suspendre (O tenebroso giorno).
Trois ans plus tard, c’est un Monteverdi fraîchement nommé maître de chapelle à San Marco de Venise qui publie un Sixième Livre de madrigaux où l’ancien côtoie le nouveau. Ohimè il bel viso et Zefiro torna e’l bel tempo rimena, tous deux sur des poèmes de Pétrarque, datent très probablement de la période mantouane du compositeur. Le texte y est prégnant, du lancinant cri initial (« Ohimè ») du premier aux figuralismes du second, dont le désespoir culmine dans un « deserto » final. D’une autre veine, Misero Alceo oppose un ténor solo et son continuo tourmenté à un ensemble « commentateur », matérialisant au sens strict la division (« diviso ») du cœur du héros. C’est un autre pas encore que franchit Monteverdi avec le recueil de 1619, vers un nouveau genre musical et ses caractéristiques propres. Dès son frontispice – et avant même le titre de Septième Livre de madrigaux – s’annonce en effet le vocable « concerto ». Duos, trios ou quatuors remplacent les traditionnelles cinq voix, quand le stile concertato fait se répondre voix et instruments. Si le début de Al lume delle stelle porte encore le souvenir du Franco-Flamand Giaches de Wert, la suite épouse le texte du Tasse, le calme y succédant à l’agitation, les quatre voix se combinant diversement tout au long du poème. L’esprit concertant est plus marqué encore dans Dolcissimo uscignolo, madrigal « amoureux » du huitième et dernier livre de 1638, véritable « testament madrigalesque » de Monteverdi. Nul contraste ici : dans cette plainte curieusement dite « alla francese », le joyeux chant de l’oiseau et la tristesse de l’amant se confondent en une unique vocalise.
Entremêlées à ces pièces, trois compositions pour duo d’accordéons jouent chacune à leur manière du passé tout en s’ancrant résolument dans le présent et en puisant volontiers à certains matériaux extra-européens. Transcription d’une pièce pour shō (orgue à bouche à tuyaux de bambou) et accordéon, Cloudscapes – Moon Night de Toshio Hosokawa (1998) met en jeu la spatialisation : les deux instruments se répondent en une polychoralité revisitée aux couleurs du Gagaku, art de cour traditionnel japonais dont le shō est un des instruments-rois. Résonances et échos, nappes sonores fluctuantes aux harmonies parfois tendues y construisent un univers mouvant, lointain et mystérieux traversé d’infimes vibrations rythmiques.
Très différent est le monde de Théo Mérigeau, dont le duo – imaginé à partir du XAMP Concerto de 2024 – est ici donné en création mondiale. Virtuose et jubilatoire, la pièce propose en une sorte de toccata des motifs aux accents décalés en une polyrythmie inspirée de la pratique du gamelan balinais… mais aussi de pratiques plus anciennes encore de hoquet.
Plus évidente est la référence au monde de la Renaissance chez Victor Ibarra. A/gnôsis (2021), qui offre une écriture microtonale subtile aux saisissants effets de timbre, s’achève, après une partie centrale très volubile, par une citation intégrale du motet Ave Maris stella de Dufay, lontano et pianissimo : sur cette musique, un des accordéons quitte la scène tandis que l’autre demeure, comme inconnu à ce qui s’éloigne pour ainsi dire de lui. Ainsi se bouclent la boucle du passé et du présent comme le voyage en des mondes musicaux à la fois proches et lointains, autres corps et âmes de la musique que ceux évoqués par Marco Antonio Mazzone à propos du madrigal.
Anne Ibos-Augé