En 1980, Michel Tournier signe un sixième roman qui va déconcerter plus d’un critique : dans Gaspard, Melchior et Balthazar, l’écrivain voyageur revisite l’épisode biblique de la Nativité en faisant des Rois Mages les personnages principaux de l’histoire. En outre, Tournier leur adjoint de manière fantaisiste un quatrième comparse de son cru, le prince hindou Taor, reconnaissable à sa gourmandise (il est quant à lui en quête… du loukoum !) et à sa manie d’arriver systématiquement en retard. Cet ajout non dénué d’humour n’est pas l’élément le plus surprenant d’un roman composite qui adopte des formes variées (conte enfantin, fable philosophique, monologue dramatique, réflexion métaphysique…) et se démultiplie en une quantité de points de vue différents : ceux des Rois Mages bien entendu, celui d’Hérode mais également celui de l’âne qui se tient dans la crèche de Bethléem au côté du bœuf.
En 2017, répondant à une commande de la Ernst von Siemens Musikstiftung, le compositeur hispano-argentin Fabián Panisello et le librettiste Gilles Rico s’emparent de cette matière littéraire riche pour en faire une pièce de théâtre musical singulière, pour mezzo-soprano, ensemble instrumental de six musiciens et dispositif multimédia. Suivant une intention de Michel Tournier qui avait lui-même raccourci son roman pour en livrer une adaptation (nommée Les Rois Mages) à destination de jeunes lecteurs, Rico et Panisello imaginent leur partition pour un public constitué d’adultes comme de jeunes enfants, et se soucient en premier lieu de l’intelligibilité du récit.
Le livret reprend donc sensiblement la forme du roman en chapitres clairement délimités et attribue la trame à une chanteuse soliste qui a pour mission d’adopter tantôt la voix d’un des personnages, tantôt la posture d’un narrateur qui lie les histoires entre elles. Panisello confie à la mezzo-soprano récitante une palette expressive étendue, allant de la déclamation au chant lyrique en passant par des chuchotements ou du sprechgesang (parler-chanter). Tandis que la forme dramaturgique joue avec la temporalité du récit via des flashbacks et autres ellipses, l’écriture musicale n’est pas en reste, jouant avec la langue, la syntaxe, la pulsation, la métrique, arrêtant parfois le temps dans des envolées lyriques ou le troublant avec des effets contrapuntiques, des boucles rythmiques et des cellules répétées – autant de procédés typiques des recherches du compositeur. Cette manière de s’évader hors du temps terrestre est en parfait accord avec le propos littéraire de Tournier : car dès lors qu’ils vont suivre la comète qui est apparue dans le ciel au-dessus d’eux, les Rois Mages vont vivre une expérience qui dépasse leur condition humaine et la durée de leur existence sur Terre. « Le temps semblait s’être transformé en éternité », dira l’âne après la venue du nouveau-né dans son étable.
Dans le roman de Tournier, la comète occupe une place centrale et donne aux quêtes des personnages des dimensions insoupçonnées. Dans la pièce de Panisello et Rico, la mise en scène reste extrêmement sobre mais un dispositif multimédia est intégré afin de repousser les limites de l’espace scénique et de lui donner les dimensions de l’univers. L’utilisation de l’électroacoustique (jouant en temps réel ou avec des éléments préenregistrés) ajoute des échos surnaturels et une profondeur insondable aux effets sonores. Quant au dispositif vidéo, il projette le spectateur la tête dans les étoiles : l’ensemble des images qui font office de décors immersifs proviennent du planétarium Supernova de l’ESO (European Southern Observatory) et ont été soigneusement choisies avec la collaboration d’un astronome, Mathias Jäger. Sur ces photographies de constellations, de galaxies, de novae et supernovae qui donnent l’impression de suivre littéralement la comète, des animations donnent à voir de temps à autre les Rois Mages, comme des illustrations sorties tout droit d’un livre de contes et légendes. Ainsi le spectateur est-il convié à cheminer comme en apesanteur avec les personnages et les musiciens, « marchant d’un même pas vers la comète qui se hérisse de lumière dans l’air glacé ».
Tristan Labouret