Au fil du temps, la singularité géniale de la musique instrumentale de Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704) se révèle toujours davantage aux oreilles des spécialistes et du grand public. Longtemps ignorée, restée dans l’ombre des maîtres italiens, cette œuvre considérable s’égrène entre les années 1670, période probable de composition de son premier recueil, les Sonates dites « du Rosaire », et 1696, année de publication de l’Harmonia artificioso-ariosa, sa dernière œuvre.
Au XVIIe siècle, la musique instrumentale est au plus bas de la hiérarchie des genres musicaux. On ne lui reconnaît guère que des rôles fonctionnels, sans valeur expressive propre : accompagner la danse, soutenir ou paraphraser le chant, ou imiter de manière pittoresque des bruits de la nature. Quant au violon, encore associé pour partie aux Bierfiedler, ces joueurs itinérants à la réputation sulfureuse, il demeure dans une position subalterne par rapport aux instruments nobles comme le luth, l’orgue ou le clavecin. Or, dès son premier recueil, Biber, lui-même violoniste virtuose, renverse ces hiérarchies : entre ses mains le violon n’est rien moins que l’instrument sacré capable d’évoquer, sans le secours d’aucune parole, les quinze « mystères » qui servent de support aux prières du rosaire, élément central de la dévotion de son patron, le prince-archevêque de Salzbourg.
De ces quinze Sonates « du Rosaire », on entendra la dixième, qui invite à méditer sur le mystère douloureux de la Crucifixion, et la quatorzième, sur le mystère glorieux de l’Assomption de la Vierge, dans une tradition qui se rattache peut-être aux Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola, dont Biber adopta le prénom. Le compositeur y manie les techniques de la rhétorique musicale : des mélodies ascendantes (anabasis) évoquent le réveil de la Vierge dans la sonate XIV, tandis que des mélodies au profil descendant (catabasis) sont associées à la déploration dans la sonate X. Il utilise en outre des ressorts de la musique représentative : on peut, si l’on veut, entendre un motif du martèlement des « clous » au début de la sonate X ou une figuration du tremblement de terre dans sa conclusion.
Mais son art va au-delà : l’énergie rythmique des danses devient chez Biber un véritable principe vital et créateur, qui semble générer la musique en direct, sous une impulsion optimiste et irrésistible. C’est cette énergie qui emporte la Vierge au ciel dans la grande « Aria » finale de la sonate XIV. Cette force créatrice « spontanée » s’appuie encore davantage, dans l’Harmonia artificioso-ariosa, sur une virtuosité instrumentale étourdissante, avec des violons volubiles, inépuisables, semblant narrer, dans un langage au-delà de l’humain, ce que la parole ne saurait exprimer. D’où la dimension quasiment « cosmogonique » de cette nouvelle musique instrumentale : le violoniste Patrick Bismuth suggère même de voir dans les sept « Partiæ » qui composent l’Harmonia artificioso-ariosa une référence aux sept jours de la création biblique. Il n’est pas incongru de penser, par-delà les siècles, au ballet de Darius Milhaud, La Création du monde (1923), où la danse est aussi l’expression de l’énergie créatrice.
Le Verbe créateur serait ici le langage supra-humain des archets et des cordes, qui façonne un monde sonore dont il faut souligner l’autre caractéristique majeure : la résonance. Le jeu de la scordatura, technique consistant à accorder les quatre cordes du violon non pas de manière conventionnelle (sol-ré-la-mi), mais de manière libre, produit une infinité de résonances sympathiques diverses et inhabituelles. La musique instrumentale semble prendre ici sa revanche sur une musique vocale réputée plus noble : elle seule peut imiter ainsi l’énergie foisonnante du Créateur et tisser ce monde d’échos et de résonances, conforme à la vision classique de l’harmonie (harmonia) des sphères. Comme le montre très justement le musicologue Pierre Pascal, la Partia I pose d’abord un accord stable, qui commence peu à peu à osciller, initiant, comme un balancier d’horloge, le mouvement créateur de toutes choses, dans une rigueur et une cohérence formelle qui n’a rien à envier aux processus de développement musical de l’époque classique à venir.
Le procédé apparemment conventionnel de la variation est transfiguré en geste démiurgique, par exemple dans l’extraordinaire Ciacona de la Partia III. Il traduit ce souci de créer beaucoup à partir de peu, mais renvoie peut-être aussi au temps fondamentalement cyclique qui rythme le monde et sa création : l’alternance des soirs et des matins qui permet le ressourcement périodique, la recharge de l’énergie vitale.
Cette ambition, alors absolument inédite dans la musique instrumentale pour violon, ne reste jamais un simple projet formel artificiel (artificioso), mais s’exprime toujours dans une jubilation mélodique (ariosa) communicative. Il faut écouter et réécouter Biber : c’est un enchantement, un antidote puissant à notre monde désabusé, une des sources pures de la musique.
Fabien Roussel