Ce programme explore toute la profondeur d’un répertoire inspiré par la Passion et la pénitence. Des œuvres de Bach encadrent des pièces emblématiques de la musique française pour orgue du XXe siècle. Soulignons d’emblée la relation spéciale qui unit les trois compositeurs modernes concernés : Marcel Dupré enseigna l’orgue et l’improvisation à Olivier Messiaen, qui fut le professeur de composition de Jean-Louis Florentz.
Le choral « Erbarm’ dich mein, o Herre Gott » (Aie pitié de moi, Seigneur mon Dieu) BWV 721 de Johann Sebastian Bach, transmis par une copie de son cousin Walther, aurait été écrit autour des années 1710. Cette page inspirée par le Psaume 50 propose un accompagnement assez rare, en accords répétés, à la manière d’un lent trémolo de cordes, dont son maître Dietrich Buxtehude, entre autres, était familier. Bach fut peut-être inspiré aussi par une belle cantate homonyme du compositeur estonien Ludwig Busbetzky.
Nous franchissons deux siècles et demi pour retrouver Olivier Messiaen au grand orgue de la Trinité un soir de mars 1955. Pierre Boulez avait organisé la création du Livre d’orgue (1951) de son maître dans le cadre des concerts du Domaine musical. Deux mille personnes remplirent l’église pour cet événement ! « Les mains de l’abîme » est la troisième pièce du cycle. Composée dans les montagnes du Dauphiné, elle exprime la détresse et l’imploration de l’homme, parvenu au fond de l’abîme. On peut y voir une allusion au Psaume 129, De profundis : « Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur, Seigneur, écoute mon appel ! Que ton oreille se fasse attentive au cri de ma prière ! » L’écriture de Messiaen, très saisissante, oppose l’extrême grave aux sonorités les plus aiguës, créant de fait un immense et terrifiant espace.
C’est d’une toute autre manière que Bach traite ce thème, paraphrasant la mélodie de choral de ce Psaume 129. « Aus tiefer Not » BWV 686 est une des pièces maîtresses du troisième volet (1739) du recueil Clavier-Übung (travail du clavier). Cet ouvrage, sorte de pendant instrumental de la Messe en si mineur à venir, montre un compositeur au sommet de son art, passant avec virtuosité du style antique le plus sévère à la manière italienne la plus moderne. C’est ici le maître du contrepoint vocal transposé à l’orgue qui est à l’œuvre, avec un grand ricercar, forme fuguée à six voix « pro organo pleno » qui propose une sixième entrée en valeurs longues à la voix de ténor, au pied droit, la basse étant assurée par le pied gauche.
Déplacement dans le temps, encore, avec Jean-Louis Florentz, lui-même infatigable voyageur. De formation scientifique, pétri de culture africaine, il est l’auteur d’une musique à la fois complexe, raffinée, mais d’une expression forte et directe. Les Laudes constituent sa première partition pour orgue. Sa composition s’étale sur un peu plus de dix ans (achevée en 1985, la première esquisse remontant à 1973). Sept pièces, comme pour le Livre d’orgue de Messiaen, composent un cycle dédié à la figure de la Vierge, mère du Ciel primordiale pour les chrétiens d’Éthiopie, à une époque où ils souffraient d’une intense persécution. Cinquième pièce du recueil, « Pleurs de la Vierge » évoque le désespoir de Marie. Le compositeur a déclaré avoir conçu ces pleurs comme une « coulée de métal » ; en l’occurrence, il s’agit d’une figure sur un jeu de mixture solo confié au pédalier. « Rempart de la Croix », avant-dernière pièce, est un éloquent moment musical dont les premières mesures sont une autocitation de son sublime Requiem de la Vierge. Un jeu sur les harmoniques (notamment l’inhabituelle septième) et l’utilisation d’une mélodie du peuple Nuba (Soudan) lui donnent en son centre une physionomie sonore très particulière.
Figure incontournable de la musique française du XXe siècle, Marcel Dupré donna sous une forme d’abord improvisée un cycle de quatorze stations du Chemin de Croix, alternées avec un texte puissant extrait du Bréviaire poétique de Paul Claudel, déclamé par Madeleine Renaud. La partition écrite date de 1932. La septième station, « Jésus console les filles d’Israël qui le suivent », est d’une tendre expression. Lui répondra plus tard dans ce programme la dernière station, crépusculaire, qui reprendra largement la même thématique dans un climat quelque peu wagnérien.
La partita « Sei gegrüsset, Jesu gütig » BWV 768 de Bach, que l’on traduit généralement par « Salut à toi, miséricordieux Jésus », est la plus longue et aussi l’une des plus précoces œuvres pour orgue de Bach. Le mot « partita » désigne les parties d’un tout. Il s’agit donc d’une série de onze variations sur une mélodie de choral donnée au début, où Bach montre une variété et une qualité d’inspiration confondantes. Une première partie, généralement datée de l’époque où Bach était petit chanteur à l’école latine de Lüneburg, est conçue sans pédalier. Sur un rythme d’ouverture à la française, au centre de l’œuvre, la partie de pédale fait son entrée, inaugurant le majestueux portique de la seconde partie. La musique semble s’éteindre quelques minutes plus tard sur une sorte de sarabande d’une expression toute piétiste, avant que ne revienne une ultime harmonisation du choral dans une expression à la fois douloureuse, grandiose et remplie d’espérance.
Éric Lebrun