Un orchestre à cordes en sourdine joue un choral harmonieux d’une extrême lenteur, comme un rite immuable. Ce sont « les silences des druides – qui savent, voient et n’entendent rien ». Imperturbable, obstinée, une sonnerie de trompette retentit plusieurs fois au-dessus d’eux, posant « l’éternelle question de l’existence ». Au milieu de ce dialogue de sourds, seul un quatuor de bois dissonants s’active, cherchant de plus en plus énergiquement « l’invisible réponse » ; mais la question l’emportera. Telle est la dramaturgie de The Unanswered Question, courte pièce imaginée par Charles Ives dès 1908 mais qui ne sera créée qu’en mai 1946 à New York, laissant alors une trace indélébile dans l’histoire de la musique : la spatialisation de l’orchestre en trois sphères sonores presque indépendantes inspirera bien des compositeurs des générations suivantes. Si cette Unanswered Question reste associée dans sa genèse à un courant bien précis (le titre provient d’un poème écrit en 1841 par Ralph Waldo Emerson, figure majeure du transcendantalisme américain), son style polymorphe (alliant harmonies classiques et gestes modernistes) et sa dramaturgie ouverte en font une œuvre atemporelle, qui s’offre à une infinité d’interprétations et d’écoutes possibles.
On pourrait ainsi lui associer le mythe antique d’Antigone : figure de la résistance aux lois inébranlables, Antigone, dans son refus d’abandonner le cadavre de son frère Polynice face au jugement de son oncle Créon quitte à y laisser sa propre vie, ne ressemble-t-elle pas aux bois qui, dans l’œuvre d’Ives, se heurtent à l’immuabilité des cordes ? Dans son ouvrage Les Antigones (1984), George Steiner a montré la portée universelle et atemporelle du personnage, ce qui rapproche encore davantage le mythe de The Unanswered Question. Mais le compositeur François Meïmoun s’interroge à son tour : « Antigone est-elle réellement cette figure de la résistance ? Est-ce un acte de résistance que d’avoir placé la mort comme acte de résolution des tensions entre la loi et la foi, entre l’ordre et le sentiment ? » Fasciné par les mythes et les questions existentielles (son Chant de la Création, en 2017, s’intéressait au premier chant, le son du Big Bang), Meïmoun propose en création mondiale une nouvelle Antigone qui, sous la forme d’un mélodrame pour récitant et orchestre sur un texte de Géraldine Aïdan, « réinterroge l’histoire de cette tragédie et de sa réception ».
Quelques mois après la création de The Unanswered Question, en octobre 1946, une autre œuvre majeure de l’histoire de la musique américaine est donnée pour la première fois en concert par le Boston Symphony Orchestra au grand complet : la Symphonie no 3 d’Aaron Copland. L’ambition du compositeur éclate alors au grand jour, radicalement différente du projet d’Ives. Précisons que depuis les années 1930, la popularité croissante des ouvrages symphoniques aux États-Unis pousse les artistes à créer la « Great American Symphony », à l’image du grand roman américain. Avec sa partition, Copland apporte sa pierre à l’édifice, revendiquant un « ton affirmatif » qu’il expliquera lui-même sans détour après la création de l’ouvrage : « Il s’agissait d’une œuvre de guerre – ou plus précisément, d’une œuvre de fin de guerre – destinée à refléter l’esprit euphorique du pays à l’époque ».
Commandée en 1944 par la Koussevitzky Music Foundation (du nom de Serge Koussevitzky, directeur du Boston Symphony Orchestra), l’œuvre a occupé Copland pendant deux ans. Jusqu’à présent, le compositeur s’en était tenu à des symphonies de dimension modeste : sa dernière-née, surnommée Short Symphony (1934), n’excédait pas un quart d’heure ! Pour concevoir un ouvrage de grande ampleur, Copland imagine un triptyque en forme d’arche prenant pour centre le vaste deuxième mouvement et ajoute à l’ensemble un quatrième mouvement ayant fonction de coda. Le Molto moderato initial dévoile ainsi en un lent crescendo les forces en présence, tandis que le troisième mouvement est celui du retour au calme – avec, en guise de premières notes pour respecter la symétrie de l’ensemble, la réapparition du dernier thème du premier mouvement. Si le très vif deuxième mouvement constitue un scherzo particulièrement consistant, à grand renfort de fanfares de cuivres et de percussions martiales qui rappellent des pages de Chostakovitch, le quatrième et dernier mouvement offre une conclusion tout sauf anodine : Copland reprend et développe sa Fanfare for the Common Man, composée peu après l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale afin de participer musicalement à l’effort de guerre. Créée en mars 1942, cette « fanfare pour l’homme ordinaire » avait remporté immédiatement un succès considérable, attisé par l’optimisme de sa sonnerie s’envolant vers l’aigu et sa forme galvanisante en crescendo. Transformant « l’homme ordinaire » en héros porté en triomphe au sommet de sa grande symphonie américaine, Copland apporte ainsi une réponse éclatante à « l’éternelle question de l’existence » posée quelques mois plus tôt par Ives.
Tristan Labouret