Elliott Carter et Steve Reich : deux compositeurs new-yorkais issus de deux mouvances esthétiques et géographiques différentes. Uptown pour Carter – avant-gardiste, académique, sérieuse ; downtown pour Reich – post-moderniste, minimaliste, populaire. Pourtant, leur œuvre et leur personnalité compositionnelle révèlent des résonances musicales communes et une volonté d’indépendance qui leur a permis de s’affirmer tous deux comme des figures importantes de la modernité musicale américaine. Tous deux livrent une musique qui répond à la nécessité de susciter la curiosité chez les musiciens et les auditeurs. Carter l’exprimait ainsi : « Je pense que la musique devrait constamment surprendre […]. Dès que j’ai quelque chose sur le métier, mon souci, en tant que compositeur, est d’être suffisamment conscient des éventuelles attentes de l’auditeur ayant saisi le processus que j’ai entamé, afin de pouvoir répondre à ses attentes, toujours de manière à la fois surprenante et convaincante » (Conversation avec Allen Edwards, 1971). À cette même époque, Reich s’interrogeait lui aussi sur la réception de son œuvre qu’il destinait à tous les publics : « Ma musique a du beat et peut-être peut-on danser dessus […]. Si elle peut plaire à des musiciens sérieux aussi bien à ceux qui écoute du jazz et du rock, je vois en cela une situation excellente et je m’en réjouis » (Entretien avec Cole Gagne, 1980).
New York. Son pouls, ses bruits, ses cris. Steve Reich les explore dans City Life qu’il élabore en 1995. Il y poursuit les innovations audacieuses développées dans Different Trains (1988) et The Cave (1993) avec des mélodies de voix parlées et des sons acoustiques qu’il a lui-même enregistrés dans la ville, allant des claquements de portes aux sons de carillon de métro, ou encore de marteau-pilon, de battements de cœur, de cornes de bateau et de sirènes de pompiers. Dans les mouvements extrêmes, « Check it out » et « Heavy smoke », la vocalité et le sens de la parole s’insinuent dans la trame orchestrale. Le rythme et l’intonation de bribes de voix sont imités par les instruments qui soutiennent le mot, en développent le sens et finissent par raconter l’inénarrable. Reich ne se limite pas au seul pouvoir évocateur ou subversif des sons. Tels des instruments à part entière, ces extraits sont couplés aux instruments acoustiques jusqu’à s’y substituer, créant des ambiguïtés sonores saisissantes. L’autre innovation de la partition est celle du jeu subtil entre le temps musical et celui de la mémoire : entre perte de repères, déphasage et souvenirs sonores. À l’exemple du mouvement central, « It’s been a honeymoon – can’t take no mo’ », que l’on peut entendre comme une réminiscence de ses premières pièces pour bande It’s Gonna Rain (1965) et Come Out (1966).
Célébration de l’Amérique et retour à la voix également pour Carter avec A Mirror on Which to Dwell, créé à la demande de l’ensemble Speculum Musicae et pour le bicentenaire des États-Unis. Après Emblems (1947), la pensée musicale du compositeur s’était tournée vers la musique instrumentale et ce cycle de chants pour soprano fut l’opportunité de développer de nouvelles perspectives créatrices. Il fit le choix de six poèmes d’Elizabeth Bishop coïncidant avec ses idées musicales et son désir d’intelligibilité du texte. La mise en relief des subtilités des vers et la perception de leur atmosphère ont ainsi guidé l’écriture instrumentale, laquelle se veut évocation plutôt que description pittoresque. Carter suggère avec finesse et n’impose jamais. Dans « View of the Capitol from the Library of Congress », on devine avec sourire les sons et pulsations de la fanfare de l’U.S. Air Force par le rythme Alla marcia, et l’on imagine les arbres géants entourant le Capitole par les intervalles de neuvième conférant un côté majestueux. « O Breath » est l’union de deux souffles. La ligne vocale de la poétesse à la respiration fragmentée se superpose à la respiration profonde et régulière de son amant éloigné que Carter transpose par un polyrythme à trois parties, indécelable à l’écoute.
L’exploration des possibilités timbriques et techniques des instruments constitue un autre point commun entre les deux compositeurs. Car l’idée sous-jacente de Gra (1993) pour clarinette de Carter rejoint étroitement celle de Reich dans Cello Counterpoint (2003) pour violoncelle amplifié et bande multicanal : offrir une performance soliste moderne. Gra (« jeu » en polonais) est une pièce pleine d’espièglerie changeant constamment d’humeur par l’emploi de tous les registres de la clarinette et déployant dans les dernières mesures un son multiphonique sur les notes mi-si qui renforce la cadence dans un esprit tonal. Artéfact d’un concerto, la pièce de Reich relève elle aussi du jeu : entre jeux de contrepoint, de répétitions, de variations et de relations rythmiques extrêmement serrées et rapides. À peine dix années séparent ces deux œuvres qui témoignent d’une volonté de rendre le modernisme accessible, reflet de la conception de la culture publique partagée qui appartient à l’Amérique.
Sandrine Coyez